Gonzo Lubitsch ou l'Incroyable Odyssée, de Nick Harkaway
Gonzo Lubitsch ou l'Incroyable Odyssée est un premier roman de 700 pages d'un abord douteux. Ecrit par le fils de John LeCarré, dans le but avoué de "faire passer au lecteur une nuit blanche", l'histoire commence dans un bar miteux, au milieu d'une Société Libre de mercenaires acceptant pour mission de souffler une explosion en l'échange de camions flambants neufs avec des chromes qui brillent partout.
Le décor post-apocalyptique propre aux navets italiens est posé. Les commanditaires de la mission sont des militaires retors qui s'écrasent devant un plumitif binoclard, et chaque Sociétaire Libre est conscient du danger : l'accord semble scellé comme dans un film où les héros savent qu'il faut bien quelqu'un pour faire le sale boulot. On se prépare, on part au milieu des odeurs de sueur, les cigarillos aux lèvres, et on lance des regards mauvais au plumitif qui va rester dans son bureau à reluquer sa secrétaire.
Et nous lecteurs, on voit John Rambo nouer ses lacets et Snake Plisken hésiter entre les grenades et les allumettes. C'est John Carpenter qui signe la bande originale.
Voilà nos mercenaires partis. Ca va chier.
Sauf qu'au premier carrefour, le narrateur et ami du héros, assis dans son camion aux côté de celui-ci, regarde le désordre du monde alentour, peinant un peu à conjecturer sur son origine, et nous lâche un surprenant "Faites que je revoie ma maison."
Partant ensuite de ses souvenirs les plus anciens, ceux d'avant l'apocalypse, avant que la Substance ne donne vie à vos pires cauchemars, le narrateur entreprend de raconter toute son histoire par le menu, jusqu'à la situation qui l'occupe.
On y croisera dans l'ordre un bac à sable, des ruches, les cannibales de Crickelwood Cove, le grand maître de l'Ecole du Dragon Muet au prises avec des ninjas et des Tupperware, et un curieux ambassadeur de l'Addeh-Katir aux idées révolutionnaires… le tout sous la forme d'une espèce de logorrhée saisissante, enchaînant et enchâssant les évènements avec un enthousiasme et un souci du détail confondant.
Dans ce bordel aux allures hystériques, c'est autant l'univers mental du narrateur que le monde d'avant qui prend forme sous les yeux du lecteur, les deux inextricablement liés.
Le récit sera ainsi concentré autour du rapport de force permanent entre le sens moral du narrateur et les choix imposés par le collectif, entre le "on" et le "je", "nous" contre "eux".
Sous le couvert d'une odyssée loufoque, et dans un style baroque et complètement toqué, tout le roman gravite autour de cette confrontation entre soi et les autres, où chaque acte, aussi anodin soit-il, peut prendre une ampleur propre à précipiter les évènements pour le meilleur ou pour le pire. A quel moment cesse-t-on d'être un être humain pour ne devenir qu'un simple rouage dans une mécanique écrasante, dépourvu de la responsabilité de ses actes ?
C'est, au milieu de la confusion générale, l'une des réflexions les plus profondes auxquelles nous confronte ce roman curieux, excessif et foisonnant, et à mon sens en tout cas, certainement génial.